La médina rêvée en jaune
»Tarzan », souriant, se tient au-dessus des têtes, une main sur les hanches, l’autre posée sur l’enseigne de la «Rue Bab Ménara». Aucun support n’est apparent sous ses pieds. «Un sorcier?», se demandent certains, fascinés. «Un fou qui nous prend pour des imbéciles», répond l’autre, moins enthousiaste.
La performance, gratuite, de l’Allemand Johan Lorbeer, mercredi dernier, à 17h00, n’a laissé personne indifférent. Vêtu d’un costume de tous les jours, il s’est élevé dans les airs, soudain, devant Bab Jazira. Les passants et les voitures s’arrêtaient d’un coup malgré les coups de sifflet assourdissants des policiers affolés… L’artère est pleine de monde. On se demande ce qui se passe ! Qui est cet homme? Pourquoi il s’est mis dans cette position ?
En cet endroit, «Dream City» a franchi l’enceinte de la médina et a secoué l’attention des passants…
A la périphérie de la vieille ville, certains n’avaient pas encore eu écho du festival, d’autres n’en connaissaient que le nom… Par contre, derrière les remparts, les gens commencent à se familiariser avec le nouveau festival. Le parcours jaune s’insinue essentiellement dans le faubourg sud de la médina (Rbat Bab Dzira). On suit la carte ou les flèches collées sur les murs et sur le sol et on arrive souvent à destination…
La voix du silence
Quelque part, entre la rue des Forgerons et la rue des Juges, Alia Sellami a choisi l’impasse très étroite El Harfaoui pour faire résonner sa voix. Les auditeurs devaient se mettre contre les murs, presque collés, pour entendre les murmures de la ville.
La superposition de voix se répand en une vibration mystérieuse à travers les murs. L’impasse donne l’impression de bouger, de glisser, de se refermer sur des corps aplatis… De là, on suit la rue du Persan et on s’introduit dans Tourbet El Bey. Le claquement des sabots interrompt le silence de mort. C’est ainsi que Sonia Kallal a réveillé les Beys pour un « jugement avant-dernier». Elle a joué avec les tissus comme s’il s’agissait d’âmes remuant des linceuls. Sur les tombeaux des premières salles, des sortes de chemises blanches sont étalées.
Au fur et à mesure qu’on avance dans la tourba, ces vêtements, comme dérangés par les pas bruyants des intrus, se mettent en mouvement et suivent, tels des fantômes, les visiteurs. La visite s’achève dans la chambre des grands beys, où les chemises tentent de remonter vers l’au-delà. Elles sont froissées et figées dans leur élan. «Je les ai conçues ainsi pour les retenir sur terre», explique la créatrice…
Faten Rouissi, elle aussi, a joué avec l’étoffe. Son linge, d’une couleur violette, est rigide, sans vie apparente. Etendu dans le petit patio de Dar Hichri, il frôle les visages et perturbe la vision. L’odeur du savon de Marseille et du fer à repasser domine l’espace.
T’laa essaboune n’dhif est une installation qui dévoile l’intimité d’une ménagère, en quête d’une propreté parfaite. Le rythme est monotone, ne semblant avoir ni début ni fin. Les visages sont blêmes, aussi durs que le linge étendu sur les cordes… «Les jeux sont déjà faits… Il n’y a plus rien à espérer», explique-t-on.
On sort de la maison Hichri, pour aller vers Dar Ben Abdallah. Là, au fond de l’impasse, trois danseurs, de la Cie Ex Nihilo, ont déployé gestes et mouvements pour raconter «Amalgames». Amalgame entre les corps et les poutres en bois qui ont servi d’accessoires à la chorégraphie.
Comme ces derniers, les danseurs se cognent aux murs, se croisent sans se toucher et suivent des trajectoires parallèles… Leurs corps épousent le mouvement de la poutre. Ils dansent avec elles et se fondent, au fur et à mesure, en elles, devenant un objet rigide sans vie.
Percevoir le monde!
Au théâtre Ben Abdallah, Wael Shawki a projeté Cabaret Crussades. C’est en utilisant des marionnettes vieilles de 200 ans provenant de la collection de Lupi à Turin que ce réalisateur a retracé l’histoire des croisades. Le film, d’après le dossier de presse, se veut « une interprétation des causes et des effets des campagnes militaires religieusement sanctionnées, sous forme d’images basées sur une reconstruction des événements vus par les yeux de ceux qui ont dû se confronter à l’invasion… « La principale source d’inspiration pour cette œuvre est Les croisades vues par les Arabes de Amine Maalouf.
L’idée est originale, sauf que sur l’écran, « les croisades » de Shawki paraissent compliquées, voire difficiles à comprendre…
On quitte le théâtre Ben Abdallah pour aller vers Dar Bach Hamba. Là où des cartons sont façonnés pour le plaisir des mômes. Des architectes tunisiens et français ont conçu des cabanes, à travers lesquelles les enfants peuvent percevoir le monde.
A cette exposition, participent aussi les étudiants de la première année architecture. Eux aussi ont leur manière de concevoir l’univers onirique des enfants. « Carton plein » est une belle expérience qui révèle le potentiel créatif de nos architectes du futur…
Plus loin et précisément à Dar Marcioli, Wafa Ammari a, elle aussi, façonné une sorte de cabane intime, non pas en carton mais en images. Dans son »ghetto », le monde se métamorphose en un « vert paradis », «les murs m’envahissent et le vert m’obsède, me tourmente et me manque», raconte-t-elle.
On monte de nouveau vers le passage Ben Ayed, à Dar Jamila Binous, là où s’est déroulée la rencontre de Béatrice Dunoyer, Fatma Ben Saïdane et Fathi Akkari. Les voix se sont réunies pour raconter l’histoire de la médina de Tunis. Chaque acteur a lu un passage d’un texte de son choix en répandant dans l’espace « ce que Tunis a dit » un jour ou une nuit… Point de départ, l’extrait d’un livre de Kaouther Khlifi : Ce que Tunis m’a dit.
Elle disait : « Tunis n’est pas qu’un centre-ville, ce n’est pas une cité, ce n’est pas un quartier, ce n’est pas un coin, c’est un monde »… Dream City a dévoilé les secrets des impasses, il a fait entendre la voix des murs et des cœurs… Il a réalisé des rêves aussi inaccessibles que celui de pouvoir voler au-dessus des têtes, de ressusciter les morts et de raconter leurs histoires… Mais les habitants de la ville sont-ils prêts à accueillir les artistes contemporains ; peuvent-ils comprendre leur message et partager leur folie? La question reste ouverte.