L’entretien du lundi : Mohamed Garfi, Chef d’orchestre – musicologue
Il est connu pour être l’artiste le plus «grincheux» de la place, à qui, rien ne plaît et que rien ne satisfait…Pourtant, quand Mohamed Garfi — c’est de lui qu’il s’agit — n’est pas sur la défensive, il a le sourire facile et l’humour pointu. Avec beaucoup d’adresse, il place ses mots et avec autant d’assurance il argumente ses idées. Depuis plus de 40 ans, Garfi observe, critique et propose des projets. Malgré les entraves, il n’a jamais baissé les bras.
Né le 17 novembre 1948, notre invité a entamé ses études au Conservatoire de Tunis, puis à la Schola Cantorum de Paris et obtenu un DEA en musicologie à l’Université Paris IV – Sorbonne. Garfi était l’un des premiers Tunisiens à jouer en tant qu’altiste au sein de l’Orchestre symphonique tunisien, dès sa création en 1969. Il enseigne actuellement à l’Institut supérieur de musique de Sousse.
Mohamed Garfi fonde l’Orchestre 71, puis l’Orchestre arabe de la Ville de Tunis qu’il dirige dans les années 80. Il crée ensuite l’ensemble musical Zakharef arabiyya (ornements arabes) avec lequel il produit plusieurs spectacles.
Sous sa direction, l’orchestre arabe de la Ville de Tunis épouse un genre tout à fait nouveau en Tunisie : le théâtre chanté. Il produit plusieurs opérettes, Branches rouges, Cantate pour le Liban, Histoire de Carthage, etc. et met en musique plusieurs films comme Et demain de Brahim Babaï et Pique-nique, l’un des trois courts-métrages qui composent le film Au Pays de Tarananni de Férid Boughdir. Entretien.
Le 14 janvier est un jour qui a bouleversé tout le monde. Qu’en a-t-il été pour vous‑?
Non. Je n’ai pas été bouleversé, mais heureux. J’ai toujours tenu le discours qui a été celui de la révolution. Depuis 40 ans, je plaide pour la justice sociale, la liberté d’expression et contre l’oppression. J’ai constamment milité à travers un discours artistique et je crois avoir rempli mon rôle d’intellectuel. C’est que l’artiste est avant tout un intellectuel.
Ce rôle d’intellectuel que vous évoquez est également un rôle politique…
Je crois que chaque artiste doit avoir un projet de société dans la tête, porter une idéologie qui lui est propre. Mais l’engagement politique ne devrait pas dominer la performance artistique, mais la servir et l’enrichir.
Considérez-vous votre musique comme étant engagée ?
Oui. Elle est engagée, dans la mesure où elle est annonciatrice d’une certaine «révolution» contre le système établi.
C’est-à-dire ?
Le président Habib Bourguiba a développé une conception de «nationalisme» qui se limitait à la Tunisie. Moi, j’avais une vision plus globale du nationalisme. Je me considère comme un Tunisien appartenant à une culture arabo-musulmane qui s’étend du Maroc à Bahreïn. Les différences et les caractéristiques de chaque région font la richesse abondante de cette culture. Je crois intimement que j’ai des ancêtres dispersés partout . Ce qui rend ma vision générale et vaste.
Vous avez concrétisé donc une musique «libre»
(Sourire). Ma musique est libre de toutes les restrictions, musicales et autres. Elle échappe, par exemple, à la définition, dite officielle, de la musique tunisienne qui se résume par le «malouf».
Vous n’aimez pas la Rachidia, alors…
Non, pas du tout. J’ai une grande estime pour la Rachidia. Il ne faut pas oublier que cette association a été créée pour servir une noble cause, celle de conserver une certaine musique tunisienne citadine. Elle défendait ce genre de musique aussi contre la monopolisation de la profession musicale par les juifs. Il ne faut pas oublier non plus que la Rachidia a ouvert la voie au renouveau de la musique tunisienne grâce à Khemaïs Tarnène, Mohamed Triki, Kaddour Srarfi et autres….
Vous êtes connu pour être rebelle. Quand avez-vous eu conscience de ce côté de votre personnalité‑?
Depuis le premier jour où j’ai commencé à jouer de la musique au Conservatoire de Tunis, j’ai senti des incohérences et des anomalies dans le programme proposé. A cette époque, je fréquentais beaucoup les «bouquinistes» de la rue Zarkoun. Je dévorais beaucoup de livres, j’écoutais aussi les musiques du monde. Mais la découverte qui a bouleversé ma vie, fut une émission sur la musique symphonique arabe, au début des années 60, diffusée sur les ondes de la Radio du Caire. Après, il y a eu Feïrouz et les frères Rahabani… Le fil conducteur fut l’écriture polyphonique que j’ai choisi d’adopter dans mes compositions.
Quelles sont les incohérences et les anomalies que vous avez relevées à l’époque‑?
Le programme proposé comprenait à la fois la musique occidentale et la musique orientale, deux systèmes de langage très différents. Il faut d’abord différencier la musique transmise par la tradition orale, qui ne connaît ni notation, ni théorie, de celle des formes écrites — arabe soit-elle ou occidentale — qui, elle, s’approprie une autre manière d’expression
Vous avez ainsi critiqué cette formation. Avez-vous quitté le Conservatoire ?
J’y ai, au contraire, continué mes études, mais en m’évadant dans un autre univers. Je composais ma musique, selon mes propres visions artistiques. En parallèle, j’étais bien casé dans l’administration. J’ai mené une carrière à la radio nationale de 1974 à 1996, interrompue plusieurs fois par des licenciements ou des détachements… Durant les périodes creuses où je n’avais rien à faire, j’ai entrepris des études de musicologie à la Sorbonne. J’avais plus de 40 ans. Mais je ne me considère pas aujourd’hui comme un musicologue, mais comme un musicien qui a toujours lutté pour la liberté.
Qu’avez-vous fait pour acquérir cette liberté ?
Ce qui me dérange, c’est que tout le monde semble souffrir d’une perte de la mémoire. Cette amnésie collective donne à croire que la révolte est née le 14 janvier. Pourtant, depuis une cinquantaine d’années, des gens n’ont cessé de lutter, chacun à sa façon, pour cette liberté. Au début des années 90, j’ai monté une série de spectacles «Les voix de la liberté», où j’ai invité comme soliste Marcel Khalife, Julia Boutros, Ali Hajjar. J’ai dénoncé, dans plusieurs articles, le gaspillage du temps et de l’argent par l’administration. J’ai essayé, quand j’ai été nommé à la tête du Conservatoire national, de rehausser la formation et de créer un statut à l’établissement, une demande qui n’a jamais été requise. J’ai aussi critiqué avec violence l’arrêt de l’enseignement de la danse au sein du Conservatoire. J’ai également fondé le syndicat de la profession musicale, à travers laquelle j’ai revendiqué un fonds social qui devait aider les musiciens à la retraite ou en difficulté matérielle. Un projet qui a, bien sûr, avorté. J’ai aussi plaidé pour un statut du musicien et pour d’autres revendications.
Pourquoi tous vos projets ont-ils avorté‑?
La direction de la musique et de la danse a été assurée pendant 33 ans, avec quelques interruptions, par une même personne qui a toujours refusé de coopérer…. Je ne me sens pourtant pas comme une victime. J’ai assumé mes pensées aux dépens d’un certain confort matériel. J’ai payé, avec mes enfants, le prix de la liberté…
En tant que chef d’orchestre, vous ne faites pas appel qu’à des Tunisiens. Pourquoi‑?
Dans la plupart de mes concerts, je sollicite des musiciens étrangers, pour la simple raison, qu’ici, je ne trouve jamais les instrumentistes qu’il me faut.
Comment cela ?
Parce qu’il n’y a pas de bons professeurs de musique. Pendant des années, on croyait que les musiciens que l’on ramenait des pays de l’Est, pour assurer les cours de musique, sont des virtuoses-nés, ce qui n’est pas toujours vrai. La formation de base d’un musicien doit être confiée à des artistes talentueux, capables de transmettre leur art à une succession infinie de générations.
Doit-on comprendre que vous proposez une réforme globale de tout le secteur de la formation musicale ?
La formation, à mon avis, doit être rectifiée et corrigée, le plus vite possible. Les centres de l’enseignement musical, tels que les Conservatoires, doivent absolument être institutionnalisés. Il faut aussi diversifier les genres musicaux et élargir la palette de la musique tunisienne, en musique de scènes, en opéras, en opérettes… On peut tout réussir, si on le fait bien. Il faut également distinguer entre l’art traditionnel qui ne bouge pas dans le temps et que l’on doit conserver dans son authenticité et les entités vivantes qui changent et qui progressent… Plus que dans les studios et les institutions, les musiciens tunisiens peuvent trouver place dans le théâtre et le cinéma. Il doivent constituer une partie intégrante de la vie artistique du pays.
Que pensez-vous actuellement de la culture d’après-révolution ?
La liberté n’est pas l’anarchie. Mais rien ne se fait du côté de la culture. Apparemment, les affaires culturelles ne semblent pas être une priorité nationale. Et c’est une belle erreur ! La place peut être accaparée par les gens de la non culture. Il ne faut pas oublier que la nature a horreur du vide.