Un siècle d’urbanisation

Carthage : le dossier secret d’un déclassement (II)

  • Le palais présidentiel a été construit à la fin des années 1950. Les spécialistes situent le début de l’urbanisation galopante de Carthage à partir de ce moment-là

Personne n’aurait pu imaginer que lorsque des enfants du Kram-Ouest, jouant au foot sur un terrain compris entre la colline de Byrsa et le quartier Yasmine, ils couraient, en fait, sur le cirque hippodrome où se déroulaient les compétitions de chars de course, tant appréciées par la Carthage antique. Personne n’aurait pu croire qu’en 1976, une magnifique statuette de «Ganymède», le prince légendaire de Troie, serait découverte sur un site compris entre l’avenue Habib- Bourguiba et la station TGM à Carthage. Il aurait aussi été difficile de supposer qu’ un quartier d’habitat punique de la colline de Byrsa pouvait être dégagé suite à des travaux conduits au bulldozer pour la construction du sous-sol d’une villa…

Tout d’abord, réactualiser et réaliser le projet du Parc archéologique national de Carthage-Sidi Bou Saïd. Une opération, qui incarne le seul gage de protection et de mise en valeur du site. Ensuite, réfléchir sérieusement à un travail de communication et de sensibilisation sur Carthage et sur les différentes strates de sa féconde histoire. Toutes les découvertes, aussi petites soient-elles, devraient être accompagnées par une médiatisation à grande échelle pour convaincre le grand public de la valeur de ce territoire et éveiller la bienveillance dont les archéologues ont besoin pour avancer dans leurs recherches.

Enfin, rêvons que le regain d’intérêt international pour la ville d’Elissa et d’Hannibal (une pétition en faveur du site circule à travers le monde actuellement sur Internet) relance une nouvelle campagne de fouilles, avec le concours de l’Unesco à Carthage. L’exposition sur « Le jeune homme de Byrsa », découvert sur la colline d’une manière fortuite, qui se déroule actuellement dans le musée de la ville punique reste le meilleur plaidoyer pour le retour des chercheurs à Carthage. La ville est loin d’avoir livré tous ses mystères…

O.B.

Des trésors ensevelis sous la verdure et le béton

«Il n’y a pas si longtemps, j’ai surpris, au hasard des travaux d’aménagement dans une maison au pied de la colline de Byrsa, des pièces archéologiques de grand intérêt. J’ai dû me battre pour interroger le sol», précise l’archéologue Leïla Ladjimi Sebaï. A Carthage, le sol peut dévoiler, n’importe où et n’importe quand, des trésors inestimables, couverts par la verdure ou par le béton… Depuis sa destruction par les Romains en 146 av J.-C., après un siège de trois ans, Carthage reste ensevelie sous terre. Dans le silence… Elle ressurgit de temps à autre à l’occasion de découvertes souvent fortuites.

La Carthage antique n’est plus visible, depuis Gustave Flaubert (1858). « Avant d’écrire son célèbre « Salammbô », l’écrivain avait fait des croquis, pris sur le vif de ce qu’ était Carthage de son époque. Quand je les ai vus, j’ai été déçu. Flaubert n’a retenu de Carthage que son beau paysage fait de mer et de soleil. Il a reproduit des images oniriques », souligne Denis Lesage, architecte et urbaniste. Carthage, qui avait émerveillé le voyageur Oubayd Allah El Bekri (XIe siècle) et plus tard le géographe Al Idrissi (1100 – 1165), n’existe presque plus.

Pendant un siècle, les pierres de la ville ont été morcelées par des ateliers spécialisés et ont servi à édifier plusieurs bâtiments, non seulement en Tunisie mais aussi dans toute la Méditerranée : la forêt de colonnes de la mosquée Zitouna en provient. La cathédrale de Pise contenait aussi des morceaux de Carthage. Le marbre est aussi brûlé dans des fours spécialisés pour en extraire une chaux de grande qualité… C’est grâce au voyageur et visionnaire Christian Tuxen Falbe, consul du Danemark, qu’est dressée la première carte topographique de l’emplacement de Carthage, publiée en 1833.

La nouvelle ville

Jusqu’à l’année 1900, hormis quelques villas coloniales et trois palais beylicaux, Carthage était vierge de toute urbanisation… Les Pères Blancs, premiers archéologues, s’y installent… Plus tard, les juifs tunisiens s’approprient de petites maisons (d’une superficie qui ne dépasse pas les 400m2).

Les colons accaparent également quelques terrains. Mais c’est après l’indépendance que le flux des constructions s’intensifie. On accorde aux privés des superficies plus importantes. Le palais présidentiel fut bâti vers la fin des années 1950. On a enregistré dans son sillage l’aménagement de villas de maître et de résidences prestigieuses, sièges d’ambassades…

Au sud-ouest, du côté du cirque romain, l’occupation du sol s’est modifiée de façon inquiétante. Le site et ses monuments historiques attendaient une protection, à travers le plan d’aménagement urbain (PAU) de la commune de Carthage, établi selon le Code de l’urbanisme.  » Ce plan devait absolument répondre à la délimitation du site archéologique, qui a été d’ailleurs réalisée, en 1996, suite à deux arrêtés des ministères de la Culture et de l’Equipement « , explique Abdelmajid Ennabli, archéologue-historien.

Malgré les déclassements, le PAU n’a pas été révisé

Le premier PAU concernant la communauté de Carthage a été réalisé en 1978 et révisé en 1985. « Sauf que cette dernière délimitation a été tracée sur une carte à grande échelle, sans prendre en considération les limites foncières », se rappelle encore Denis Lesage. Il fallait donc réajuster les limites du site. L’urbaniste Rachid Taleb a été chargé de cette opération et il a mis en œuvre un nouveau PAU, édifié et approuvé par le ministère de l’Equipement en 2006. Malgré cela, le plan n’a pas stoppé l’hémorragie de l’urbanisation de Carthage. A qui la faute?

Les responsables du ministère de l’Equipement ainsi que ceux de la municipalité de Carthage sont formels : «Il est strictement interdit de construire sur le site archéologique, sauf dans les cas où l’Institut national du patrimoine accorde son autorisation par un décret de déclassement», précisent-ils. La municipalité se réfère au PAU, avant d’octroyer les permis de bâtir. Ce PAU n’a pas été actualisé, malgré les successions des terrains déclassés (voir l’article sur le Parc archéologique).

La demande de permis est discutée par une commission composée de représentants de la collectivité locale dont l’Institut national du patrimoine. Il ne peut donc être accordé qu’avec l’approbation de tous les membres. Outre les déclassements, la municipalité pointe du doigt surtout les constructions anarchiques qui n’ont pas cessé de défigurer, pendant des années, le site.

Aussi, Carthage ne peut-elle être sauvée que par une prise de conscience, non seulement des politiciens mais aussi des citoyens. La communication et la sensibilisation de la population sont également primordiales pour la préservation du site. L’archéologue Fathi Bahri opte pour une intégration des vestiges dans les bâtiments. « Et c’est aux architectes de se débrouiller pour créer une harmonie entre le passé et le présent », dit-il. Quant à Fathi Béjaoui, archéologue, conservateur de Carthage et directeur de l’INP, il avance: « Désormais, aucune construction ne sera permise sur les terres antiques de Carthage ».

(*) Source des photos :www.wikipedia.org

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