Vers un nouveau boom

Que devient la musique engagée des années 70-80 ?

En ces temps de post-révolte et d’effervescence politique, une question se pose : comment la chanson et la musique, dites engagées, pourront-elles traduire ce concentré d’émotion que l’on vit depuis les événements de Gafsa, Sidi Bouzid, Kasserine…? Comment, et par quel moyen, s’adapteraient-elles au nouveau climat de liberté qui s’offre à elles? Peut-on, aujourd’hui, parler d’un nouvel essor de musique et de chanson engagée?

«Pour comprendre le sens de la musique dite engagée, il faut d’abord remonter dans l’histoire de cet art en Tunisie» , précise Hached Kobbi, musicien du groupe « Les colombes blanches ». Cet artiste nous a raconté comment la nakba (approximatif : la défaite) palestinienne de 1967 a fait de lui aujourd’hui un artiste «engagé», comment le choc de cette désillusion historique a pu ôter le voile de plénitude que les dirigeants arabes de l’époque servaient pour masquer la vérité.

Fou de rage, il a commencé à se pencher sur le vrai sens des mots et des paroles. «Avec un groupe d’amis et de connaissances, on s’arrachait, avec une frénésie incroyable, les enregistrements de Cheikh Imam, de Jil Jalla, de Marcel Khalifa et des autres chanteurs de l’époque…», se rappelle-t-il avec une nostalgie apparente…

Toute une génération de chanteurs et de musiciens a vu le jour. Une dizaine de troupes se sont formées dont «les colombes blanches», «ômmal el Manajem» (Les ouvriers des mines), «khoumasi (quintet) Ibn-Rachiq», «al bahth el mousiqui» (la recherche musicale), «Les mazighen», etc. Des solitaires ont fait également entendre leur voix comme Hédi Guella, Mohamed Bhar, Hamadi Lajimi…

Ces artistes se réunissaient chaque année, dans un festival de musique qui se tenait dans les années 80 à Ibn Rachiq, outre des récitals séparates dans des facultés, des foyers universitaires, quelques maisons de la culture… «C’était la belle époque», observe Kobbi. Les «engagés» vivaient en famille. Ils se critiquaient mutuellement, discutaient sans cesse leurs orientations politiques et artistiques. Ils menaient la belle vie avec ses joies et ses peines.

«On était comme des soldats unis par un contrat moral. On était guidés par notre amour pour la musique et pour le chant. On croyait aussi profondément à la cause que nous plaidions. On était une entité indissociable, un seul corps, une seule âme», confirme Amel Hamrouni, la chanteuse d’El Bahth El Mousiqui, les larmes aux yeux. Elle s’est rappelée son enfance, sa passion précoce pour le chant, le coup de foudre pour Cheikh Imam et surtout la gestation, puis la formation de son groupe par des amis et des proches gabésiens, dont la majorité poursuivait ses études à Tunis. «On était un groupe soudé qui puise sa force d’une profonde complicité», précise-t-elle.

Depuis sa création, cet ensemble s’est tracé une vocation bien particulière. Amel croit que l’art, le vrai, s’inscrit dans l’histoire qui ne peut être que révolutionnaire. Elle et ses amis ont renoncé à une position de simples spectateurs et se sont mis au service d’une cause. «Le rôle de d’artiste est d’ éveiller la conscience du cœur, avant celle de l’esprit», insiste Hamrouni.

Qu’est-ce qu’un artiste engagé ?

«Le sens de l’ engagement a été défini par Sartre, à la fin de la seconde guerre mondiale. Etre engagé, c’est renoncer au confort individuel et transmettre la voix des sans voix, celle du peuple», avance Om Zine Ben Chouikha, enseignante de la philosophie de l’art. Pour elle, le chant fait entendre les mots de ceux qui ont souffert de despotisme et d’injustice. Il est l’image du sublime. «Le mot de chanteur ou de musicien “engagé”, ne veut rien dire pour nous. C’est un terme confus et tellement banalisé qu’il ne peut aucunement traduire nos pensées. Nous sommes des artistes qui se sont engagés pour faire entendre la volonté du peuple», précise Hached El Kobbi.

La politique stimule les artistes dits engagés, «mais elle ne les domine pas», insiste encore le chanteur. Indépendants politiquement depuis leur création, les membres du groupe des « Colombes » chante pour la dignité humaine et pour la liberté de l’expression. Ils essayaient de conquérir les scènes, les places publiques et parfois les amphithéâtres de quelques facultés. Ils se débrouillaient, avec les moyens du bord, pour être là où il faut, sans jamais désespérer. Comme les colombes, ils survolaient la ville, se posaient en quelques places, lançant leur chant, dérangeant certains et confortant d’autres.

«Quand les paroles deviennent ulcérées, les agents de la police politique provoquaient des querelles parmi le public pour détourner l’attention. Nous, sur scène, nous changions de tactique pour pouvoir achever le concert et récupérer l’audience», raconte amusé le même Hached.

La fatalité d’un groupe

Pour « El Bahth El Mousiqui », la politique lui a été fatale. Quelques membres du groupe ont été emprisonnés, suite à leurs activités jugées subversives. Malgré ce rude passage, Amel Hamrouni continue à revendiquer son droit, en tant qu’artiste, d’appartenir à un parti politique avec lequel elle partage des affinités idéologiques et philosophiques. «Seulement, l’art ne doit pas véhiculer la voix du parti, mais celle du peuple», précise-t-elle.

A cause de son attachement obsessionnel à ses valeurs et à ses principes politiques, elle a souffert, depuis des années, de l’oppression et des atteintes à la dignité. Sa vie privée et artistique a été chamboulée d’une manière irréversible. Les membres du groupe se sont séparés depuis 1987. «Quand, en 2004, l’espace El Teatro, nous a proposé, nous, El Bahth El Mousiqui, de jouer ensemble après tant d’année de silence, j’ai été ivre d’émotion. J’ai été contente de retrouver mes amis, ma voix et mon public», nous confie-t-elle.

Mais la séparation a laissé des séquelles et la troupe n’a pas pu être reconstituée. «Je n’ai pas retrouvé l’amour qui nous réunissait avant, ni cette capacité, que nous avions jadis, de nous comprendre avant même de parler, de donner sans compter… J’ai compris alors que tout était fini. Je ne peux plus concevoir El Bahth El Mousiqui, sans ses principes de base», explique-t-elle. Avec Khemaïs El Bahri, elle s’est retirée du groupe, désormais dirigé par Nebrass Chamem, pour former avec le premier, un duo baptisé «ôyoun El Kalem» (Les yeux de la parole).

Aujourd’hui, ces troupes « engagées» se taisent pour mieux écouter les murmures du présent. Ils laissent mûrir les sons qu’ils ont captés et les images qu’ils ont happées. «Je suis les événements, jour et nuit. Je suis partout, à la quête des rythmes et des mouvements. Je chasse les pulsations, mêmes les plus discrètes et je les traduis en notes», observe pour sa part, Adel Bouâllègue, musicien et compositeur de la troupe « Ajrass » (Cloches) et des « Colombes ». Il s’inspire des cris et des slogans, du flux et du reflux d’une foule en détresse, des coups de matraques, des bombes lacrymogènes et des balles…

Apparemment, l’art engagé est en phase de gestation qui annonce un nouveau «boom» artistique.

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