«Ma religion est liberté»

Conférence de Mohamed Talbi, islamologue et penseur

Olfa BELHASSINE, La Presse de Tunisie.

«Je n’adhère à aucun parti. Et je ne sais même pas pour qui je vais voter dans quelques mois. En attendant je sais que ma religion est liberté !», s’exclame tout de go Mohamed Talbi* en attaquant avant-hier après-midi à Tunis, à l’hôtel Acropole, sa conférence sur «Liberté d’expression et de pensée et processus démocratique». Invité par le Parti démocratique progressiste (PDP), le vénérable petit homme de 91 ans, fervent musulman à la parole vive, percutante et rebelle par rapport au discours salafiste dominant, a été accueilli par une salle aux trois quarts remplie de femmes.

Le succès de Talbi auprès de la gent féminine s’explique-t-il par son message de modération et de modernité, de tolérance et de respect et surtout de sa remise en doute de la si épineuse question du voile et du niqab islamiques ? L’homme se révèle également un très fin communicateur, pédagogue, toujours la pensée alerte, maniant dans un parfait dosage langue arabe littéraire et dialecte tunisien. L’écouter est un… bonheur.

Voilà son credo : «L’Islam ne cible pas un pays, ni une région. Il s’adresse à tous les hommes, qu’ils soient chinois, australiens ou saoudiens. C’est une religion capable de s’adapter à tout lieu et à toute époque. D’où l’obligation d’actualiser le Balâgh (Message) coranique. La parole de Dieu n’est pas rigide parce que Dieu est vivant. Il dépasse de son éloquence tous les hommes, foukaha (jurisconsultes) et oulama, (savants) soient-ils. Il faut l’écouter Lui. La Charia, comme elle nous est parvenue, incarne une interprétation humaine de la parole divine. Elle peut convenir à une époque et pas à une autre. Il faut retourner à la lettre et à l’esprit du Coran. C’est là où tout musulman peut trouver la hidâya, une guidance spirituelle pour organiser sa vie au mieux. La Charia est un mot que l’on ne trouve nulle part dans le texte coranique, qui par contre cite 326 fois le terme hidâya sous ses diverses formes».

Indignez-vous !

Mohamed Talbi a probablement jeté un pavé dans la mare en persistant dans son affirmation que tous ceux qui s’arrogent le droit de se poser en intermédiaires entre Dieu et Ses créatures sont des «mécréants». Pourquoi ? Parce que les foukaha substituent au Coran, qui est liberté, la Charia, présentée par l’islamologue comme une «oppression». Ce docteur en histoire remonte le fil du temps pour expliquer la genèse de la perte de la liberté par les musulmans. Muni d’un texte écrit par un fakih andalou de retour de Bagdad au quatrième siècle de l’Hégire, qui raconte une conversation entre deux ulémas maghrébins scandalisés par ce qui se passait en Orient, où des cercles de la parole réunissaient Musulmans, Juifs, Chrétiens mais aussi manichéens et dualistes, Talbi ressuscite une vérité historique. Il continue en se référant aux descriptions citées dans le texte : «A chaque fois que l’un des intervenants à ces débats arrivait, tous d’imminents penseurs, paraît-il, les autres se levaient par respect…».

Commentaire de l’islamologue : «Ceci se passait jusqu’au cinquième siècle dans notre région au moment où la civilisation musulmane était à son apogée. La confrontation intellectuelle est une richesse. Sans cette donnée essentielle il n’y a pas de progrès !».

Malheureusement, la guerre entre ces deux courants, l’un rationaliste et l’autre hyperconservateur, emboitant le pas au Salaf al-Sâlih (les vertueux anciens) qui ont existé en terre d’Islam, a abouti au triomphe des foukaha et leur doctrine liberticide. Commence alors l’âge de la décadence.

«Comment dépasser la tutelle du fakih pour aboutir à l’autonomie du peuple sinon à travers la rupture avec la Charia ?», avance Mohamed Talbi, qui dénonce toute la duplicité du discours salafiste. Il poursuit sa réflexion : «Comment peut-on prôner l’adhésion à la démocratie, à l’émancipation de la femme, à la défense du Code du statut personnel dans l’espace public alors qu’à la mosquée, on traite ces questions différemment ? Que dit Al Ghazali de la femme ? Son statut correspond, selon ce fakih, à celui de l’esclave. Elle ne peut sortir de chez elle qu’avec l’autorisation de son mari (voilée de la tête aux pieds d’un niqab taliban ou saoudien) ou en compagnie d’un parent avec qui elle ne peut se marier». Ce penseur qui fait une lecture vectorielle du Coran (traduction : chercher l’intentionnalité du texte, qui appelle, selon Talbi, à toujours plus de justice, d’égalité et de liberté) affirme qu’il ne parle point de «hijab», voile. Tout en poursuivant son idée fixe : «Que celles qui lisent les paroles de Dieu et y trouvent une invitation à se couvrir, le fassent. Je respecte également celles qui ne se couvrent pas. Je défendrai ardemment les unes et les autres».

Mohamed Talbi, qui a longtemps souffert du système de censure imposé par Ben Ali, est probablement le précurseur d’une école tunisienne de réflexion sur l’Islam (on y compte déjà Youssef Seddik et Olfa Youssef). Le fil de la pensée islamique a été coupé il y a des siècles. La Révolution tunisienne, en affranchissant la parole, augure peut-être une nouvelle renaissance à un Islam des lumières…

*Dernier ouvrage : Goulag et Démocratie. Livre publié à compte d’auteur. Mai 2011. 336 pages. 20 D.T

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