Journalisme : donner du sens ou faire sensation ?
Olfa Belhassine, La Presse de Tunisie : 07 – 10 – 2011
Les révolutions arabes, les phénomènes mafieux, les catastrophes naturelles ou encore les présidentielles américaines. Ces thèmes débattus pendant les premières Tribunes de la presse d’Arcachon démontrent à quel point «l’éco système» des médias a changé, transformé qu’il est par la révolution numérique, le développement des réseaux sociaux, le diktat de l’urgence et de l’immédiateté.
Pendant trois jours (du 30 septembre au 2 octobre) et sous un doux soleil de fin d’été, la coquette petite ville d’Arcachon, en Gironde (France), a ouvert son théâtre Olympia et son palais des congrès à des journalistes venus de Tunisie, d’Algérie, des Etats-Unis, du Mexique, de Russie, du Japon, d’Italie, de France, de Grande-Bretagne, à des spécialistes des médias et à des dessinateurs de presse.
La première édition des Tribunes de la presse d’Arcachon, organisée par la Région Aquitaine et l’hebdomadaire français Courrier International, aura réussi à attirer quotidiennement plusieurs centaines de jeunes lycéens, d’étudiants en journalisme et de citoyens avides de comprendre comment les journalistes aujourd’hui travaillent et traitent l’information. Notamment lorsqu’ils couvrent, parfois dans des conditions extrêmes, une actualité complexe.
De l’objectivité de la presse arabe
Et si le verrouillage de l’information sous les régimes dictatoriaux de Ben Ali, de Moubarak et de Bachar El Assad a favorisé l’émergence de blogueurs, qui ont relayé les événements en temps réel à travers les fils de la toile, pour Philippe Thureau-Dangin, directeur du Courrier International, le phénomène n’annonce pas la disparition des journalistes professionnels. «Leur rôle va bouger. Au lieu de continuer à jouer celui de simples reporters, ils mettront en scène et en perspective l’information. Leurs analyses seront capitales pour vérifier et déchiffrer ce que le citoyen aura vu, entendu ou rapporté», annonce-t-il.
La chaîne Al Jazira, d’abord captée jusqu’au fin fond de la campagne égyptienne, le réseau Facebook ensuite et sa spécificité interactive ont participé, selon Ahmah Salamatian, intellectuel et homme politique iranien, à faire sauter les verrous de l’imaginaire arabe et à la formation d’une nouvelle opinion publique autonome. Une force politique en construction puisée dans les strates de la classe moyenne, désormais difficilement maîtrisable par le pouvoir. «Mais il s’agit là d’une opinion publique naissante, versatile, sensible aux rumeurs, facilement manipulable. D’où l’importance d’une presse libre dans ce contexte précis», prévient l’intellectuel.
Une certaine idée de la vérité
Les journalistes arabes ayant travaillé sur la série de révolutions survenues après l’étincelle tunisienne du 14 janvier 2011 ont-ils gardé la tête froide devant l’effondrement des dictatures ? Comment ne pas prendre parti face à une situation qui a affecté la vie et le travail des professionnels de la presse dans cette partie du monde ? Ces questions ont été posées par le journaliste et écrivain algérien Akram Belkaid. Il a relevé que 95% des journalistes arabes envoyés en Libye se sont intéressés uniquement aux rebelles, ignorant totalement le régime de Kadhafi : «L’objectivité ici aurait consisté à donner la parole aux personnes dont on ne partage pas forcément l’opinion».
Les médias traditionnels semblent en pleine mutation économique, les versions en papier se réduisant au bénéfice de la presse en ligne touchant un public plus large et des annonceurs transnationaux. Pourtant, le journaliste s’expose à des risques encore plus grands dès qu’il aborde une réalité comme la pègre italienne et mexicaine, ou lorsqu’il couvre une machine politique telle que les présidentielles américaines.
Lirio Abbate, journaliste italien (L’Expresso), est venu à Arcachon sous haute protection policière. Sa vie est menacée par la mafia dont il a révélé les ramifications qui atteignent le sommet de l’Etat. Ni Vladimir Ivanidze (Radio Svoboda), ni Oleg Kachine n’osent rêver d’une telle protection rapprochée. Selon leurs enquêtes d’investigation, beaucoup de policiers et de procureurs russes travaillent main dans la main avec la pègre. Bizarrement, et selon les données de plusieurs ONG, dès la fin de la guerre froide, la principale menace sur la liberté d’expression ne proviendrait plus des Etats dictatoriaux, mais plutôt des différentes mafias, qui gangrènent des pans entiers de l’économie, tirant aussi les ficelles dans l’univers très « correct » du politique.
Toutefois, qui aurait pensé que, dans un pays comme les Etats-Unis, le premier à avoir inscrit la liberté d’expression dans sa Constitution en 1791 et qui exporte ce principe comme d’autres exporteraient leur industrie automobile, une journaliste, en l’occurrence Helene Cooper, correspondante à la Maison Blanche du New York Times, se verrait réprimandée pendant deux heures par le bureau des relations publiques d’Obama ? Sa «faute» ? Avoir publié une série d’articles sur un voyage désastreux du Président américain en Asie!
La liberté de la presse ressemblerait moins à une utopie qu’à un processus, une bataille quotidienne des journalistes pour partager avec le plus grand nombre une certaine idée de la vérité…