Cité de la Culture et «Dar Chems»

Une histoire de coquilles vides

«Ben Ali et les Trabelsi sont partis, en laissant des «monstruosités» en chantier que l’on doit achever, et puis gérer dans les règles de l’art. Ce qui n’est pas toujours évident», a relevé M. Azedine Beschaouch, ministre de la Culture, lors de la conférence de presse, qu’il a tenue mercredi dernier, au palais Ennejma Ezzahra, à Sidi Bou Saïd.

Le choix de ce cadre n’était pas fortuit. Le haut responsable a voulu fêter avec les journalistes une première victoire: l’appropriation par le ministère de la Culture d’une des «monstruosités», laissées par Belhassen Trabelsi, «Dar Chems». Cette villa, séparée du jardin du palais du Baron d’Erlanger par un petit mur que l’on peut facilement enjamber, sera réaménagée pour accueillir des créateurs en résidences culturelles.

«Tout artiste, tunisien ou étranger, peut séjourner dans ce cadre, afin de réaliser un projet de création», a précisé le ministre. La «somptueuse» Dar Chems, élevée sur les décombres de trois vieilles maisons du village de Sidi Bou Saïd, et sur 300 m2 spoliés du jardin du Baron, sera donc, à l’instar de Dar Sébastien, à Hammamet, une maison d’art et de rencontres.

«Mais avant de l’ouvrir aux artistes, il faut absolument revoir certains détails architecturaux, surtout au niveau de la façade, qui ne sont pas en harmonie avec les maisons typiques du village de Sidi Bou Saïd», précise l’architecte du patrimoine Denis Lesage, également membre fondateur de l’association de sauvegarde du village.

Le marbre couvre les murs, des chapiteaux romains couronnent la piscine… Pis encore, dans le jardin, est placé un arc brisé à claveaux, «monument authentique de l’époque hafside qui est extrait probablement d’une porte de la Médina», a encore précisé le ministre. Puis d’ajouter : «De toute façon, nous avons lancé une recherche pour savoir d’où il vient».

Pour le moment, ce décor «fantasmatique», planté auprès des coûteux arbustes japonais, bonsaï, sera conservé. Il marquera à tout jamais cet espace, désormais consacré à des spectacles en plein air… L’intérieur de la maison est aussi à réfléchir : les feuilles d’or couvrant les rampes d’escaliers ainsi que les arabesques du salon et d’autres décorations… Une faïence de très mauvais goût, dont le motif se rapproche des pièces authentiques, couvre le hall, le hammam privé et le patio de cette maison qui est d’un style architectural hybride.

Denis Lesage a aussi relevé la complexité du système technologique qui relie les portes-fenêtres ultramodernes. «Il faut absolument simplifier ce système pour faciliter l’entretien de la demeure», a-t-il dit. Pour lui, la récupération de cette maison est, sans aucun doute, un grand acquis. «Mais il faut réfléchir sur la meilleure manière de gestion des résidences pour encourager davantage la création», a-t-il ajouté.

Le monstre gourmand

Autre «monstruosité» évoquée dans cette conférence de presse, c’est la Cité de la Culture. M. Beschaouch ne cache pas son dédain face à cette énorme bâtisse, «stalinienne, esthétiquement ennuyeuse», laide et coûteuse. Le dossier de cette cité est actuellement entre les mains de la commission d’investigation sur les affaires de corruption et de malversations, pour vérifier la conformité des travaux réalisés avec les normes requises.

Ce monstre, selon le ministre, a déjà avalé 75 millions de dinars et réclame encore entre 12 et 15 autres pour être rassasié. Ce qui n’est pas juste . «L’argent ne devrait pas être soustrait du budget consacré aux maisons de la culture et aux délégations régionales qui sont déjà dans le besoin, ni aux enveloppes de la création», précise-t-il. Il faut atteindre un équilibre financier entre cet énorme complexe culturel de 52 hectares et les petits espaces artistiques éparpillés un peu partout dans le pays. Ce qui n’est facile à réaliser.

Cette cité nécessite, selon le ministre, un budget d’entretien annuel qui peut atteindre les 8 millions de dinars, avec jusqu’à 400 employés permanents. Elle doit être dirigée par plusieurs directeurs compétents et spécialisés, répartis chacun dans un compartiment. A ceci s’ajoute un service de communication et de marketing capable de faire connaître l’espace à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

Médias : le contre-pouvoir

Toujours selon M. Beschaouch, les travaux s’achèveront d’ici deux ans. En attendant, le ministère prépare l’espace. Il prévoit l’installation du Musée national des arts plastiques modernes et contemporains, qui rassemblera environ 10 mille œuvres, actuellement préservés dans un local sis à Ksar-Saïd. «Ce fonds, conservé depuis des années dans des conditions lamentables, est actuellement en phase de restauration. Il sera ensuite inventorié, puis préparé à l’exposition selon une scénographie retraçant l’histoire des arts plastiques en Tunisie», a-t-il révélé, ajoutant qu’il faut attendre encore deux à trois ans pour que ce travail soit parachevé. Le ministre a rappelé aussi que la Cité de la Culture comprendra une cinémathèque, le Centre national du cinéma et de l’image, un théâtre de 700 places, un nouvel espace dédié au livre et à la création littéraire baptisé «centre national du livre et de la création», une salle réservée à la chorégraphie et un café littéraire…

Concernant l’opéra, le ministre a exprimé sa gêne face à cette prétention coûteuse et même insensée. «En toute honnêteté, je ne crois pas que nous soyons capables, financièrement parlant, d’inviter de grands opéras… Il serait plus raisonnable de créer un deuxième théâtre polyvalent de 1.700 places qui sera ouvert à tous les arts, à toutes les conférences et, pourquoi pas, de temps à autre à des opéras», relève-t-il. Le ministre propose que la Cité de la Culture soit un espace public doté d’une autonomie administrative et financière, à l’instar du Centre Ennejma Ezzahra qui, en vertu du nouveau décret-loi régissant les établissements culturels publics, a bénéficié d’un tel statut.

Le ministre a implicitement encouragé la création effective d’une association des amis d’Ennejma Ezzahra, un projet qui ne cesse d’avorter depuis des années. Il a proposé aux journalistes de contribuer à faire de ce palais un lieu de rencontres périodiques, une sorte de club qui réunirait médias, artistes, intellectuelles, etc. Il œuvrerait à préserver la Tunisie de la culture, dont Ennejma Ezzahra et la Cité de la Culture, d’autres éventuelles «monstruosités» et déviations, quelle que soit la partie qui prendra les rênes du pays.

Un contre-pouvoir, quoi!

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