Présence des arts : Exposition de groupe à la galerie Aïn
Corps fracassés… défigurés… morcelés…suggérés… Sur les cimaises de la galerie Aïn, onze artistes, jeunes et moins jeunes, déploient les couleurs et les formes pour faire danser les corps. «Ce n’est pas une exposition à thème, mais elle est liée à une actualité», précise Mohamed Ayeb, photographe, propriétaire des lieux. Une actualité d’hier et d’aujourd’hui, qui sera, d’ailleurs, celle de demain. Elle décrit le mouvement d’une houle dans une foule ; les têtes décapitées et les hurlements de douleur et de joie.
Cette actualité se rattache aussi à ces corps éternellement étirés entre tradition et modernisme…
S’agit-il de la révolution ? Oui, sûrement. Mais ces artistes semblent avoir dépassé l’événement pour aller creuser au-delà de la victoire… Mohamed El Ayeb, à travers son œuvre, «Jeunesse tunisienne», une photo d’une assemblée de jeunes, prise à l’avenue Habib-Bourguiba, exprime «la joie d’une fête organisée par une jeunesse de qualité, sereine, malgré l’angoisse de la nuit et confiante, malgré la couleur rouge vif, qui les enveloppe», explique le photographe. Elle reflète également l’avenir incertain d’une jeunesse, dont les traits se confondent avec l’espace et les formes se noient dans une marée profonde.
La «Route de la soie», le second tableau exposé par Ayeb, se veut une plongée dans les entrailles du passé. La photo s’inspire de la douceur d’une chemise de mariée en soie et de l’élégance d’un geste qui l’étale sur le bras. Les couleurs s’exaltent comme si elles s’éclataient d’un pinceau et d’une palette… «C’est l’effet de la nouvelle technologie. L’important, c’est d’avoir une vision plastique. Je vis dans mon époque et je m’exprime», ajoute encore Ayeb.
Corps prisonniers… corps libérés
Le galeriste ouvre, par ailleurs, son espace à de jeunes photographes qui, comme lui, veulent sortir des sentiers battus. Ahlem Mahjoub met en tableau son «Errance», exprimé en trois poses : sur une plage, un jeune homme, au visage blême et le corps rigide, portant une valise, se met face aux affiches des élections du 23 octobre! Par la photographie argentique, Sofiane Noichri esquisse, quant à lui, les rondeurs d’une femme, : tantôt il les étire, tantôt il les gonfle. Mais souvent, il les défigure par des taches, des bulles et des griffonnages…
Dans un autre coin de la galerie, un corps, prisonnier de la main du peintre syrien, Mahmoud Dayoub, essaye de se libérer. Il est éparpillé dans un tableau réparti en petits carreaux identiques. Dans chaque ouverture, le corps se débat dans les mouvements violents et à chaque fois il est lésé par un trait grossier qui le maintient dans son désespoir. Partout, des cris d’amertume se laissent entendre. Les plus stridents viennent des toiles de Islam Haj Rhouma : des bouches avalant le visage, des yeux exorbitants, des corps sombres et des têtes en l’air…
Même dans les gravures, les formes du peintre sont aussi bouillonnantes. Minuscules, se détachant à peine de courbes noires qui les entourent, ces formes, en perpétuel mouvement, accablent l’espace, le dominant parfois. Quant aux visages, Anouar Safta, les peint en redondance, comme sur des fiches policières. Le même portrait est repris plusieurs fois, avec une tache rouge sur les lèvres. Une manière particulière de revendiquer la liberté d’expression.
Une vision du monde onirique
Mais le visage le plus marquant dans cette exposition est celui d’une fillette, ruisselant de sang. Il est l’œuvre de Chiraz Chouchène, une jeune peintre à cheval entre le classique et le contemporain. Son tableau est partagé entre le figuratif et l’impressionnisme : le haut, peint d’une couleur sombre, est réservé aux formes et aux visages, le bas, plutôt blanc, est entaché par le sang et la misère qui coulent dessus. Dans les autres toiles, Chiraz semble chercher des couleurs qui n’apparaissent pas et des corps qui ne se forment pas…
Mais, à travers ce ballet de nuances et de lumières, surgit une expression de crainte et d’angoisse. La même que celle exprimée, sans crayon, ni pinceau, par Manoubiya Ben Trad. C’est avec de l’eau et de l’encre que la jeune artiste crée sa «vision».Une vision d’un monde surréaliste, écrit à coups de hasard et de mouvements…
Roua Bida illustre aussi sa vision, faite de personnages de bandes dessinées et inspirée de miniatures persanes. Une drôle de perception de l’art moderne! Mais le personnage le plus original de l’exposition est celui créé par Lassaâd Ben Alya, «Oueld el ghoula». Ce petit bonhomme sculpté sur la céramique est représenté dans plusieurs positions, dans une posture droite, quant il est enchaîné, déformé et courbé, quand il est déchaîné.
Les corps en marionnettes, inertes et sans vie, figurent aussi dans cette exposition. Abdelhamid Thabouti, les peint, comme des cadavres, jetés dans une fosse commune. Il les trace avec un mouvement énergétique, mettant l’accent sur la lourdeur de leur poids. Il les superpose en créant un équilibre étrange de formes et une symbiose éclatante de couleurs. De ces toiles, émanent drôlement manifestes, une colère muette, une nervosité étouffée et un contraste entre légèreté et lourdeur, entre dynamisme et lenteur.
Cette exposition rime avec espoir. L’espoir d’une jeunesse qui à coups de pinceau, trace l’avenir de notre peinture…