Des vers des entrailles de la Terre

L’entretien du lundi : Nourreddine Ouerghi, metteur en scène, directeur du Théâtre de la Terre et de l’espace culturel «Dar Ben Abdallah»

«Je ne veux plus parler de moi. Je ne veux plus parler tout court». Mais c’est pourtant en poésie, en arabe dialectal et en français, que Nourreddine Ouerghi, directeur du théâtre de la Terre et de Dar Ben Abdallah a accepté, cependant, de répondre à nos questions. C’est qu’en ces temps où la course aux élections du conseil constitutionnel bat son plein, une discussion à bâtons rompus sur la révolution et puis sur la politique, sur les artistes et sur les médias s’impose d’elle-même.

Ouerghi aborde toutes ces questions avec des notes d’amour et des mots chargés d’émotion. Il évoque la beauté de la femme, l’ambition d’un enfant et surtout l’avenir de son pays. L’accent nous parvient des entrailles de la terre, une terre en colère qui s’impatiente de voir germer ses fleurs. On y reconnaît le ton du révolutionnaire, l’utopie d’un rêveur et la sensibilité d’un poète.

Depuis le14 janvier, vous diffusez, sans cesse, des poèmes sur face-book. Quel est le déclic de cet élan poétique ?

Je suis hanté par la poésie. Toutes mes pièces de théâtre, depuis Fajriya (1984),et jusqu’à Jay min ghadi (2011), sont écrites en vers et en prose. La révolution ne m’est pas étrangère. Depuis trente ans, je me battais pour la liberté. Mais il est vrai que le jour du 14 janvier m’a marqué au fer rouge. Ecrasé par la foule, enveloppé par l’odeur acre et acide des bombes lacrymogène, excité par les «dégages» qui fusaient de partout, j’ai senti le besoin d’écrire un poème. Sur un bout de chemise en papier et avec un stylo feutre marron, j’ai griffonné mes premiers vers sur la révolution.

Et depuis, vous écrivez, jour après jour, en suivant tous les événements. Vous avez réalisé comme un carnet de bord de la révolution

J’écris avec le ras-le-bol des rimes folles

J’écris avec la rage des palmiers et des saules

J’écris avec la révolte et son envol

J’écris avec la haine, l’amour et ses cabrioles..

(….) D’une plume

Trempée dans le miel, les mots naissent …Gorgés de fiel…

Pensez-vous que les mots des créateurs et des artistes peuvent être des armes de bataille ?

Je crois qu’il faut essayer par la création d’être à l’écoute de son quotidien…. En terme de poésie je dirai que :

La rouille

Se rouille

Les gargouilles grouillent

De mots de lave

Ni lèche ni bave

Il est venu

Le temps des braves

Judas se lave

Le verbe esclave

Brise chaînes et entraves..

Pensez-vous qu’il est venu le temps aux créateurs et aux artistes de hausser les manches et travailler davantage pour bâtir la nouvelle Tunisie ?

Vous savez qu’il est plus facile d’écrire sous la dictature. Pieds et poings liés, le créateur a tendance à user de toutes ses armes et ses potentialités artistiques pour briser les chaînes en vue de faire entendre sa voix et de lutter de différentes formes contre le despotisme. Mais ce n’est pas au nom de la révolution que l’on peut dire ou faire n’importe quoi. Il y a des difficultés pour dire la vérité. Le créateur doit reprendre la réalité, telle quelle, la tamiser ensuite, et la remettre enfin au public sous une forme artistique.

Comment cela ?

Voilà un exemple : en 1917, Lénine a demandé à Maïakovski et Maxime Gorki de lancer un appel à tous les poètes russes pour qu’ils écrivent sur la révolution. Seuls quelques bons textes ont été retenus parmi une centaine de milliers, jugés médiocres par Maïakovski. «Ce n’est pas de la poésie», s’est justifié ce dernier auprès de Lénine. Le président lui a répondu : «On peut maintenir et utiliser ces poèmes ici et maintenant pour démolir le goût artistique des Russes pour une centaine d’année encore».

Vous pensez qu’il y a risque maintenant de voir défigurer le paysage artistique tunisien au nom de la révolution ?

A monsieur Gide j’ai demandé un jour :

Monsieur Gide

L’art chez nous

Devient-il frigide?

Ou free Gide?!

Verbe déraciné

Apatride!!

Ne parle, ne décide

Sur les mots

Une bride

Les vers se rident

Rythmes sordides

Images insipides!!

Monsieur Gide

Non, je ne pleure pas

C’est du miel, c’est de l’acide !!!

Et c’est la responsabilité de qui ?

Ecoutez! On a vécu 23 ans de vide culturel : les salles du cinéma et les théâtres tour à tour… Les maisons de la culture sont désertes. Dans le corps de ce pays, un cancer s’est enraciné et c’est notre rôle aujourd’hui de le guérir et de faire renaître la culture. La nature a horreur du vide. Il ne faut pas oublier que ce sont toujours les esprits obscurcis qui remplissent les zones noires.

Comment peut-on remplir alors ce vide culturel ?

Aux arts citoyens !!

Verbes d’arts

Seul moyen

Roche dans la mare

Trancher dans le lard

Cheval des troyens..

En d’autres termes. On doit se mettre à l’écoute de l’intellectuel et de l’artiste. On doit lui consacrer plus de place dans les médias… Permettez- moi de reprendre le clin d’œil que j’avais écrit dans le journal Le Temps en 1993 : «Tant qu’on n’essaiera pas d’approcher l’incandescence de la pensée des artistes et le caractère superbement débordant de leurs créations, on ne comprendra jamais pourquoi l’Autre nous est supérieur».

Mais tous les médias tunisiens depuis 7 mois consacrent beaucoup d’espaces aux débats de tous genres ?

Ramasser

Les mots creux

A la pelle..

Dans la bourrasque

Elle chancelle

La chandelle..

Ils gèlent

Les cerveaux

Coulent une bielle..

A cor et à cri

Judas martèle

Retour de manivelle!!

Les moutons de Panurge bêlent!!

Pourquoi dites-vous cela ?

Parce que la grandeur des pays se mesure par le nombre de ses théâtres, de ses salles du cinéma, des galeries, des musées…Les noms des créateurs et des penseurs ne s’oublient pas… Dans ces débats, on parle peu de la Tunisie, de son avenir, de sa culture. On n’assiste qu’à des luttes intestines qui n’ont pas de sens. Il grand temps pour que tous les intellectuels oublient leurs contradictions et leurs petits conflits pour faire sortir le pays du gouffre et pour que chacun puisse avoir sa place sous le soleil. Il est temps de dynamiser le quatrième pouvoir qui est le journalisme militant. Il est le support des créateurs, l’écho du réel. On en a grand besoin…

Pensez-vous que cette entente est aujourd’hui possible ?

Quand le n’importe quoi

devient règle

quand tout se dérègle

quand la cerise devient seigle

quand l’amande devient fève

quand l’horreur devient rêve

quand les vautours s’abreuvent de sève

faisons de la plume un glaive ..

Je dirai encore

(…) Quand le regard des rapaces devient terne

Quand ils mettent leur drapeau en berne

Quand ils remplissent de leurs larmes les citernes

Quand leur verbe devient miel

Quand leur sourire masque le fiel

Préparez-vous à un dur duel…

Le duel dont vous parlez est un duel tunisien face à lui-même, face à sa culture et son identité ?

Le Tunisien est un tout : Berbère

Phénicien

Byzantin

Croissant de lune

Ma terre

Sa langue nénuphar

Corail des mers

Aigles fiers

Scintillantes serres

Brisant le fer

Magma nos nerfs

Défiant éclairs et tonnerres !!

L’identité ne pose pas problème aux Tunisiens. Ce qui dérange c’est ceux qui : Avec ma langue

Ils tissaient des palabres

Avec ma salive

Ils noyaient mon havre

Avec mes désirs

Ils désaffûtaient mon sabre

Avec leurs sbires

Ils coupaient mes arbres

Un imparfait défait

Que notre Présent se cabre…

«Les brodequins», «les saints» et «les requins», comme vous avez dit dans un poème ?

Et j’ajoute : Non. Elle n’est à la botte de personne

Ni saints, ni derviches, ni madone..

Elle n’est à la solde de personne

Ni lâche, ni poltronne..

Jamais, ne fléchit ni abandonne..

La moitié du ciel et sa colonne ..

L’avenir de l’homme et sa couronne…

Vous pensez que cette révolution appartient aux jeunes, aux vieux, aux chômeurs, aux femmes, aux artistes…qui doivent aujourd’hui se battre pour la protéger ?

Je dirai seulement que :

Défense de vieillir

Pas le droit de faiblir

Interdit de fléchir

Droit de réfléchir

Agir, réagir

Ne pas subir

Bannir le verbe trahir

Ce pays, ce diamant, ce saphir

Ne sombre

Ne tremble

Ni chavire..

Pensez-vous que le pays, la création et l’art sont en danger ?

Notre peuple. Il n’a plus de talon d’Achille

Il n’est plus docile

Plongé en entier dans les eaux du Styx

Il n’est plus vulnérable et servile

Ecrasa insectes et reptiles

Mon grand peuple à l’âme fertile..

Vous êtres optimiste donc ?

Nous mastiquions la peur

Nous mastiquions goulûment notre faim

Nous buvions notre soif par rasades

Cascades

De coups

Brimades

Révolu le temps des brimades?

Le verbe stérile embrigade!!!

Vigilance mon petit

N’oublie pas de vivre

C’est la première page du livre

Délivre

Debout…Dégivre..

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