Kasserine, à travers les témoignages
De ses fenêtres, Sana a vu défiler, tous les jours, les tireurs crachant leurs balles. «J’ai vu pas mal de monde avec des uniformes, mais aussi et surtout des civils qui font sortir de leurs sacs, d’apparence ordinaire, des armes de toutes les couleurs. J’ai vu aussi, sur les toits de quelques maisons, des femmes snipers qui ciblent les habitants. Elles dansaient quand elles atteignaient leurs buts», raconte encore Sana.
«Chaque matin, je nettoie la terrasse de ma maison, noircie par les bombes lacrymogènes. J’ai beau frotter, gratter, racler le carrelage, pendant des jours, mais rien à faire. Je n’arrive toujours pas à enlever les taches». Sana, une jeune enseignante, habite à Kasserine, dans une maison qui s’ouvre sur «la rue de la mort», pour reprendre son expression.
La rue en question débouche sur la Cité Ezzouhour, le quartier le plus pauvre de la ville, qui a été, selon notre témoin, le théâtre des massacres. «Dès le début des manifestations, les forces de l’ordre ont encerclé cette zone en particulier. Au moindre rassemblement, on a tiré à bout portant», témoigne Sana, la voix encore tremblante. A plusieurs reprises, les habitants ont fait exprès de se regrouper de l’autre côté de la ville, rien que pour attirer vers eux les policiers et laisser respirer, pour quelques heures, le quartier en détresse.
De ses fenêtres, Sana a vu défiler, tous les jours, les tireurs crachant leurs balles. «J’ai vu pas mal de monde avec des uniformes, mais aussi et surtout des civils qui font sortir de leurs sacs, d’apparence ordinaire, des armes de toutes les couleurs. J’ai vu aussi, sur les toits de quelques maisons, des femmes snipers qui ciblaient les habitants. Elles dansaient quand elles atteignaient leurs buts», raconte encore Sana.
Résultat : 49 morts, dont la majorité sont des jeunes pauvres, qui n’ont rien à se mettre sous la dent, qui dorment, tous les soirs, à ras du sol, sans matelas ni couvertures, gelés par le froid glacial de cette région montagneuse des hautes steppes de la Tunisie, souvent neigeuse. Parmi eux, des diplômés universitaires qui ont souffert pour gravir les marches du savoir et se sont retrouvés à la case départ, toujours victime de l’insupportable humiliation.
« Inutile de se référer aux statistiques officielles. Elles sont toujours fausses», fait observer Soufiane, un habitant de la ville. Il ajoute : « Dans mon entourage, rares sont ceux qui travaillent». Ici, comme ailleurs, la corruption est devenue un droit acquis. Il est donc impossible de décrocher un poste en ayant les poches vides. Le suicide de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid ainsi que les huit martyrs de Thala ont enflammé la colère des Kasserinois.
«Les manifestants n’étaient pas violents, fait remarquer Sana. Certains, poussés par une envie aveugle de vengeance, ont brûlé quelques biens publics pour riposter contre les assassinats de leurs proches et de leurs voisins. Mais la majorité des dégâts sont causés par des bandits qui portaient des cagoules. Ces intrus ont même ouvert les portes du Magasin général (le seul espace commercial de la ville) sous l’œil de la police locale, pour inciter les gens à voler. Bien sûr, plusieurs pauvres se sont servis et c’est normal ! Sur le coup, personne n’a pu comprendre ce qui s’est passé»
La ville est aujourd’hui saccagée : les agences bancaires sont brûlées ; le magasin est volé ; les marchés et les quelques épiceries fonctionnelles n’ont pas de marchandises à vendre ; les chantiers sont en panne ; les usines sont fermées ; plusieurs projets sont avortés…«La situation va de mal en pis. Aujourd’hui, et malgré le sang versé, on a toujours du mal à manger et à se réchauffer», affirme Soufiane.
Il est conscient que la situation ne va pas se transformer à coups de baguette magique et qu’il faut beaucoup de temps et de patience pour fermer les brèches et panser les plaies. Mais, pour lui, il y a urgence à agir.
«La vie reprend, mais au ralenti. On a peur que les gens de la capitale, absorbés par la bataille politique, oublient nos besoins immédiats. Il faut toujours garder en tête que la révolte a été déclenchée, d’abord et avant tout, pour dénoncer une injustice sociale. Les familles des martyrs doivent être rémunérées le plus tôt possible. Les noms ne nous intéressent pas. Si on est aujourd’hui contre le RCD, c’est parce qu’il est le symbole de la pourriture politique. Une tache de plus dans notre histoire que nous devons nettoyer… Aujourd’hui, l’écho de l’avenir incertain nous fait plus peur que le bruit des mitrailleuses », observe encore Soufiane.