Les Tunisiens n’ont-ils plus peur ?

A la Cité Khadra

«Dégage ! On n’a plus besoin de vous», me crie un jeune au visage. Je voulais faire un article sur la reprise des activités commerciale à la Cité Khadhra… Mais face à cette agression, mon reportage n’a plus de sens.

La presse a perdu toute crédibilité et les journalistes, surtout ceux qui travaillaient pour le gouvernement, sont pointés du doigt. Fallait-il blâmer tous ceux que l’on a induit en erreur pendant une vingtaine d’années par obligation ou par crainte ? Fallait-il aujourd’hui se défendre contre ceux à qui on a servi des mensonges ?

J’ai gardé le silence, l’amertume au cœur. Tous les journalistes sont condamnés par leurs lecteurs à cause d’un système qui a enchaîné leurs plumes et paralysé leurs initiatives. La colère est légitime, mais nos larmes sont aussi sincères.

La révolte nous a aussi libérés, comme tout tunisien, du fardeau qui nous a écrasé pendant des années. On rêvait le soir de ce moment de liberté et on pleurait en silence, chaque matin, devant la Une désolante de notre journal… Ce jeune qui m’a agressée n’a aucune idée de la frustration que vivent quotidiennement certains d’entre nous. Il ne sait pas à quel point on est heureux de pouvoir aujourd’hui choisir nos sujets et écrire ce que l’on pense sans avoir peur de la censure et de «l’autocensure».

Mon agresseur n’imaginait pas que, chez nous, à la rédaction, malgré nos expériences passées, on a laissé tomber nos règlements de comptes internes pour se concentrer sur notre profession de journaliste… Amis et ennemis se serrent aujourd’hui les coudes pour empêcher le navire de couler…

Comme tous les Tunisiens, nous sommes solidaires. Et comme tous les Tunisiens nous sommes en colère… Je suis allée à la Cité Khadhra pour être proche de ceux qui ont perdu un soir, un des leurs… le 15 janvier à 3h du matin… Une balle dans la tête. Je voulais décrire le courage de ces habitants qui, malgré ce drame, continuent à servir du café, à préparer du pain et à vendre fruits et légumes pour les gens du quartier.

Je voulais rendre hommage à ces Tunisiens qui se respectent mutuellement en faisant la queue devant les boulangeries, les boutiques et les magasins. Je voulais parler de tous ceux qui malgré la flambée des prix et la pénurie de certains produits alimentaires n’ont pas cédé à la panique. Un civisme exceptionnel ! La cité reprend vie petit à petit, malgré le couvre-feu et la peur des attaques nocturnes. «On doit vaincre notre peur pour pouvoir déguster notre victoire», nous confie Saïda.

Tous les soirs, cette habitante de la cité ferme la porte à clé et la renforce par le canapé du salon, en espérant que la nuit passera sans coups de feu. Tous les soirs, elle passe ses soirées et ses nuits en quête d’informations à la télévision et sur Internet, en guettant le moindre bruit externe, en s’enquérant auprès de son fils, qui avec les potes du quartier surveille la Cité dans le froid.

Elle avoue : «Oui. J’ai peur. J’ai peur pour ma vie et pour celle de mes proches. J’ai peur pour l’avenir de mon pays, de ces milices qui rôdent toujours dans la nature. Mais je n’ai plus peur de dire aujourd’hui ce que je pense. Je suis libre».

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