«Quel journalisme aujourd’hui en Tunisie?»
«Notre rôle n’est pas d’être pour ou contre, il est de porter la plume dans la plaie», avait dit, un jour, le prince incontesté du grand reportage, Albert Londres. Depuis 1933, le nom de ce journaliste hors pair a été associé à un prix qui valorisait, à travers le monde, le métier de reporter.
Cette année, le jury et l’association de grands reporters ont choisi le pays de la révolution pour accueillir la 73e cérémonie de remise des Prix Albert Londres 2011. «Ce prix entend ainsi marquer son amitié et sa solidarité avec des médias libres appelés à naître, condition essentielle à la démocratie, et célébrer, avec eux, ce droit inaliénable à la liberté d’expression», lit-on dans l’argumentaire.
Dans ce sens, un premier contact avec les journalistes tunisiens a eu lieu, donc, à l’espace El Teatro, vendredi dernier. Il a réuni, autour de la table, Sihem Ben Sedrine, directrice de la radio Kalima, Larbi Chouikha, universitaire et politologue, notre collègue Olfa Belhassine, Jean-Claude Guillebaud, écrivain et chroniqueur au Nouvel Observateur, Delphine Minoui, grand reporter au Figaro, et Christophe Ayad, grand reporter à Libération.
Larbi Chouikha a commencé par évoquer trois défis à relever en toute urgence : d’abord l’acquisition d’une culture politique par les journalistes, qu’on voit prendre le train en marche, trouver ensuite comment cohabiter avec les gens de la profession qui ont collaboré avec le système de Ben Ali, enfin, savoir gérer le paradoxe médiatique que l’on vit au quotidien : même paysage journalistique et absence de cadre juridique qui permettrait la création de nouveaux médias audio-visuels. Mais le point de mire de Chouikha a été la formation des journalistes «qui devrait être revue de fond en comble», a-t-il précisé. Une formation qui est, pour plusieurs, «formatée», voire «moulée» et «sur mesure», pour servir la médiocrité du système politique.
Il y en a eu même certains qui ont osé croire que l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi) ramasse «les déchets» — pour reprendre le mot utilisé par un collègue — de l’examen du baccalauréat, même s’il est important de rappeler que de nombreux bacheliers ayant eu des mentions à la section «lettres» ont choisi et choisissent l’Ipsi… Des aberrations de formation, il y en a eu et nous en convenons.
Nous nous demandons, aujourd’hui, qui sont les vrais responsables de ce «massacre» pédagogique? Les «serviteurs» qui ont exécuté à la perfection les ordres des maîtres ou les «monsieur propre» qui ont gardé le silence?
Larbi Chouikha a parlé de la création d’une nouvelle génération digne de la profession, qui soit formée par des professeurs de qualité. Est-ce qu’il fallait, pour cela, enrayer toutes les générations jugées «médiocres» de journalistes de l’Ipsi et en créer une autre, d’après-révolution?
La formation académique n’est pas nécessaire
Est-ce qu’il fallait condamner tous les professeurs de l’Ipsi, indépendamment de leur compétence pédagogique?
La formation académique, pour Zeineb Farhat, directrice de l’espace El Teatro et ancienne de l’Ipsi, peut être utile mais elle n’est pas essentielle pour un journaliste. Ce dernier se forme surtout sur le terrain. Ses compétences se forgent au fur et à mesure de sa carrière et évoluent selon sa propre culture et ses propres références. Maîtriser aussi les langues n’est pas, pour le journaliste de Libération Christophe Ayad, une condition fondamentale pour être reporter. «Je ne suis pas professeur de français, je suis journaliste», insiste-t-il.
Delphine Minoui, du Figaro, va plus loin. Dans son intervention, elle a employé le terme «citoyen journaliste», celui qui filme des séquences et les relie par internet pour créer l’événement. N’importe qui, donc, peut être reporter. D’après la Française, ces blogueurs développent, aujourd’hui, plusieurs astuces et ruses pour faire faufiler l’information entre les mailles de la censure. Ils sont dynamiques, créateurs et surtout efficaces.
Pour Ayad encore, le journaliste doit d’abord poser les bonnes questions. Un exemple: «Qu’est-ce que la révolution? A qui profite-t-elle? Qui est derrière les cagoules? Qui a jeté les premières pierres sur les gendarmes? Combien ils étaient au début de la manifestation?…».
Ce reporter croit que raconter les faits et vivre pleinement dans le feu de l’action contribuent à trouver les réponses, même celles les moins évidentes. Il reproche, cependant, aux journalistes tunisiens de ne pas avoir été à Kasserine et à Thala et de ne pas avoir été témoins de leurs frustrations et de leur vulnérabilité!
Rien n’a changé
«Comment voulez-vous que les journalistes fassent leur travail quand on nomme des chefs qui ne connaissent rien du métier?», riposte une jeune de Radio Jeunes. Sihem Ben Sedrine dénonce, elle, un système politique qui continue à refuser les ondes à Kalima. Elle croit qu’elle est toujours persécutée: «Figurez-vous que je suis citée dans le PV de la police comme étant celle qui a payé les derniers casseurs!», se lamente-t-elle… «Tout cela parce que j’ai, un jour, défié le régime en faisant un coup d’Etat», reprenant les termes d’un journaliste de l’ancien régime.
Pour elle, rien n’a changé. On a juste remplacé le mot «Ben Ali» par «la révolution» et tout continue à fonctionner de la même manière… Les vieilles manies et les vieux réflexes sont les mêmes. On change peut-être de lexique, de vocabulaire, mais le ton reste le même…Ce changement constant, la France l’a aussi connu: «On disait, chez nous, que le mensonge a changé de répertoire», précise, en effet, le chroniqueur du Nouvel Observateur.
De son côté, notre collègue Olfa Belhassine a brossé un portrait autant sincère que poétique des journalistes qui ont souffert du manque de liberté. Elle a raconté le côté schizophrène qui rongeait son journal La Presse, avant la révolution. Elle a analysé les mécanismes de la manipulation des journalistes et leurs conséquences sur la qualité du produit.
Mais la bataille contre la censure n’est pas propre à la Tunisie, la France, entre autres, l’a elle aussi vécue et la vit toujours. La preuve, la montée continue et la place à part du Canard enchaîné. «Ce journal, créé par Albert Londres, dévoile ce qui ne se dit pas dans les autres journaux. Il fonctionne toujours et de la même manière», explique Jean-Claude Guillebaud, le journaliste du Nouvel Observateur. Pour lui, la liberté de la presse n’est pas facile à acquérir.
Les journaux doivent avoir en même temps une indépendance politique et économique. Ils ne doivent pas avoir de proches ni de protégés, ce qui n’est pas évident. «Notre rédacteur en chef nous a, un jour, expliqué que la liberté de la presse est comme un tas de sable qui s’écroule chaque soir et qu’il faut remonter à la petite cuillère, chaque matin», raconte-t-il .
C’est dire qu’au fond, ce débat a bien remué le couteau dans la plaie. A l’évidence, si notre passé, en tant que journalistes, n’est pas glorieux, notre avenir n’est pas si évident… Du moins dans l’immédiat.
«Quel journalisme aujourd’hui en Tunisie?»
«Notre rôle n’est pas d’être pour ou contre, il est de porter la plume dans la plaie», avait dit, un jour, le prince incontesté du grand reportage, Albert Londres. Depuis 1933, le nom de ce journaliste hors pair a été associé à un prix qui valorisait, à travers le monde, le métier de reporter. Cette année, le jury et l’association de grands reporters ont choisi le pays de la révolution pour accueillir la 73e cérémonie de remise des Prix Albert Londres 2011. «Ce prix entend ainsi marquer son amitié et sa solidarité avec des médias libres appelés à naître, condition essentielle à la démocratie, et célébrer, avec eux, ce droit inaliénable à la liberté d’expression», lit-on dans l’argumentaire.
Dans ce sens, un premier contact avec les journalistes tunisiens a eu lieu, donc, à l’espace El Teatro, vendredi dernier. Il a réuni, autour de la table, Sihem Ben Sedrine, directrice de la radio Kalima, Larbi Chouikha, universitaire et politologue, notre collègue Olfa Belhassine, Jean-Claude Guillebaud, écrivain et chroniqueur au Nouvel Observateur, Delphine Minoui, grand reporter au Figaro, et Christophe Ayad, grand reporter à Libération.
Larbi Chouikha a commencé par évoquer trois défis à relever en toute urgence : d’abord l’acquisition d’une culture politique par les journalistes, qu’on voit prendre le train en marche, trouver ensuite comment cohabiter avec les gens de la profession qui ont collaboré avec le système de Ben Ali, enfin, savoir gérer le paradoxe médiatique que l’on vit au quotidien : même paysage journalistique et absence de cadre juridique qui permettrait la création de nouveaux médias audio-visuels. Mais le point de mire de Chouikha a été la formation des journalistes «qui devrait être revue de fond en comble», a-t-il précisé. Une formation qui est, pour plusieurs, «formatée», voire «moulée» et «sur mesure», pour servir la médiocrité du système politique. Il y en a eu même certains qui ont osé croire que l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi) ramasse «les déchets» — pour reprendre le mot utilisé par un collègue — de l’examen du baccalauréat, même s’il est important de rappeler que de nombreux bacheliers ayant eu des mentions à la section «lettres» ont choisi et choisissent l’Ipsi… Des aberrations de formation, il y en a eu et nous en convenons. Nous nous demandons, aujourd’hui, qui sont les vrais responsables de ce «massacre» pédagogique? Les «serviteurs» qui ont exécuté à la perfection les ordres des maîtres ou les «monsieur propre» qui ont gardé le silence? Larbi Chouikha a parlé de la création d’une nouvelle génération digne de la profession, qui soit formée par des professeurs de qualité. Est-ce qu’il fallait, pour cela, enrayer toutes les générations jugées «médiocres» de journalistes de l’Ipsi et en créer une autre, d’après-révolution?
La formation académique n’est pas nécessaire
Est-ce qu’il fallait condamner tous les professeurs de l’Ipsi, indépendamment de leur compétence pédagogique?
La formation académique, pour Zeineb Farhat, directrice de l’espace El Teatro et ancienne de l’Ipsi, peut être utile mais elle n’est pas essentielle pour un journaliste. Ce dernier se forme surtout sur le terrain. Ses compétences se forgent au fur et à mesure de sa carrière et évoluent selon sa propre culture et ses propres références. Maîtriser aussi les langues n’est pas, pour le journaliste de Libération Christophe Ayad, une condition fondamentale pour être reporter. «Je ne suis pas professeur de français, je suis journaliste», insiste-t-il. Delphine Minoui, du Figaro, va plus loin. Dans son intervention, elle a employé le terme «citoyen journaliste», celui qui filme des séquences et les relie par internet pour créer l’événement. N’importe qui, donc, peut être reporter. D’après la Française, ces blogueurs développent, aujourd’hui, plusieurs astuces et ruses pour faire faufiler l’information entre les mailles de la censure. Ils sont dynamiques, créateurs et surtout efficaces. Pour Ayad encore, le journaliste doit d’abord poser les bonnes questions. Un exemple: «Qu’est-ce que la révolution? A qui profite-t-elle? Qui est derrière les cagoules? Qui a jeté les premières pierres sur les gendarmes? Combien ils étaient au début de la manifestation?…». Ce reporter croit que raconter les faits et vivre pleinement dans le feu de l’action contribuent à trouver les réponses, même celles les moins évidentes. Il reproche, cependant, aux journalistes tunisiens de ne pas avoir été à Kasserine et à Thala et de ne pas avoir été témoins de leurs frustrations et de leur vulnérabilité!
Rien n’a changé
«Comment voulez-vous que les journalistes fassent leur travail quand on nomme des chefs qui ne connaissent rien du métier?», riposte une jeune de Radio Jeunes. Sihem Ben Sedrine dénonce, elle, un système politique qui continue à refuser les ondes à Kalima. Elle croit qu’elle est toujours persécutée: «Figurez-vous que je suis citée dans le PV de la police comme étant celle qui a payé les derniers casseurs!», se lamente-t-elle… «Tout cela parce que j’ai, un jour, défié le régime en faisant un coup d’Etat», reprenant les termes d’un journaliste de l’ancien régime. Pour elle, rien n’a changé. On a juste remplacé le mot «Ben Ali» par «la révolution» et tout continue à fonctionner de la même manière… Les vieilles manies et les vieux réflexes sont les mêmes. On change peut-être de lexique, de vocabulaire, mais le ton reste le même…Ce changement constant, la France l’a aussi connu: «On disait, chez nous, que le mensonge a changé de répertoire», précise, en effet, le chroniqueur du Nouvel Observateur.
De son côté, notre collègue Olfa Belhassine a brossé un portrait autant sincère que poétique des journalistes qui ont souffert du manque de liberté. Elle a raconté le côté schizophrène qui rongeait son journal La Presse, avant la révolution. Elle a analysé les mécanismes de la manipulation des journalistes et leurs conséquences sur la qualité du produit.
Mais la bataille contre la censure n’est pas propre à la Tunisie, la France, entre autres, l’a elle aussi vécue et la vit toujours. La preuve, la montée continue et la place à part du Canard enchaîné. «Ce journal, créé par Albert Londres, dévoile ce qui ne se dit pas dans les autres journaux. Il fonctionne toujours et de la même manière», explique Jean-Claude Guillebaud, le journaliste du Nouvel Observateur. Pour lui, la liberté de la presse n’est pas facile à acquérir. Les journaux doivent avoir en même temps une indépendance politique et économique. Ils ne doivent pas avoir de proches ni de protégés, ce qui n’est pas évident. «Notre rédacteur en chef nous a, un jour, expliqué que la liberté de la presse est comme un tas de sable qui s’écroule chaque soir et qu’il faut remonter à la petite cuillère, chaque matin», raconte-t-il . C’est dire qu’au fond, ce débat a bien remué le couteau dans la plaie. A l’évidence, si notre passé, en tant que journalistes, n’est pas glorieux, notre avenir n’est pas si évident… Du moins dans l’immédiat.