Pour des constructions qui nous ressemblent

Autour des «Spécificités architecturales du Nord-est tunisien»

Il y a quelques mois était publié un ouvrage collectif, fruit d’une étude réalisée à l’initiative de la direction de l’urbanisme, du ministère de l’Equipement, de l’Habitat et de l’Aménagement du territoire. Véritable recueil de nos richesses architecturales dans la région du Nord-Est, dont nous avons déjà rendu compte, nous tenions à recueillir des réflexions de deux de ses artisans.

L’identité culturelle souffre et les spécificités architecturales de nos constructions subissent maints affronts. Les constructions installées au pied de l’eau ressemblent étrangement à celles qui sont perchées en haut d’une montagne ou nichées au creux d’une vallée. Aucun respect de la nature du lieu, encore moins de l’histoire de la région, ni de ses propriétés climatiques. «Face au soleil, on fait souvent monter des baies vitrées à la mode qui font que tout l’espace vital est inondé de lumière», fait remarquer Jamila Binous, historienne de l’urbanisme et de l’architecture. Le constat est unanime, et il exprime une certaine exaspération face à l’érosion des cachets et des styles : en matière d’architecture, n’importe qui fait n’importe quoi ! La conception de la majeure partie des maisons individuelles échappe d’ailleurs au marché du travail proprement architectural.

Un chiffre ? «80 % des constructions !», lance Rachid Taleb, urbaniste et architecte. Le paysage architectural dépend en grande partie de ceux qui travaillent au sein des commissions de bâtir relevant des municipalités ou des délégations régionales du ministère de l’Equipement. «Un personnel qui, malgré sa bonne volonté, manque de vision, mais aussi d’un support juridique et réglementaire capable d’inciter les privés à respecter une identité architecturale», ajoute l’architecte.

Résultat ? Des villes «sans âme» qui nuisent à l’image d’un pays qui hérite d’une histoire de trois mille ans. Qui sont les vrais responsables ? Comment lutter contre ce phénomène? L’étude «les spécificités architecturales du Nord-Est tunisien», initiée et publiée par le ministère de l’Equipement, a remué le couteau dans la plaie et a révélé quelques aberrations. Dans un langage purement scientifique, elle a dévoilé la multitude et la diversité des spécificités architecturales, souvent ignorées et donc négligées, de la zone la plus anciennement urbanisée du pays et la plus densément peuplée. Cette zone inclut la capitale Tunis, avec toute sa diversité et sa richesse culturelle, ainsi que plusieurs gouvernorats d’une grande importance culturelle et économique tels que Bizerte, Béja et Nabeul.

La formation d’abord!

Cette enquête a fait appel à un architecte du patrimoine, Fathi Kharat, une historienne de l’urbanisme et de l’architecture, Jamila Binous, un sociologue, Khalil Zamiti, ainsi qu’une équipe de soutien relevant de tous les profils, architectes, techniciens supérieurs et autres. Elle a été dirigée par l’urbaniste et architecte Rachid Taleb.

Un vrai travail de fourmi a été mené, aussi bien dans les laboratoires de recherche que sur le terrain. Les données de base sont puisées dans les travaux d’archives de l’Ecole d’architecture de Tunis. Elles comprennent les mémoires et les thèses des étudiants en architecture. «Nombreuses sont les recherches qui fouillent dans le patrimoine. Elles contribuent à l’élaboration d’une base de donnée sur les monuments et les sites de constructions», ajoute encore M. Taleb.

Un enseignement pertinent de l’histoire dans les programmes de l’Ecole d’architecture serait, pour Mme Binous, un ingrédient essentiel en vue de la sauvegarde des spécificités. Selon elle, il est primordial que les architectes de demain connaissent les particularités de chaque région et de chaque «peuplement» et qu’ils collaborent avec les archéologues et les historiens. Ils doivent savoir imaginer un cadre de vie qui soit en harmonie avec l’environnement et avec son passé. L’affaire n’est pas simple. Elle est plutôt assez compliquée.

Chaque civilisation a gravé son histoire dans la mémoire collective tunisienne et elle a ainsi réservé une couleur sur une mosaïque polychrome. Certains parlent de fusion des styles architecturaux, d’autres de rupture, surtout dans le choix de matériaux de construction. «Les deux écoles existent et on n’a pas à trancher», explique M.Taleb. Peu importe. Pour Jamila Binous, le fait est là : «Rares sont ceux qui optent pour l’originalité et l’authenticité. Aujourd’hui, on a perdu la notion de l’esthétique que nous avions jadis», déplore-t-elle.

Imposer un style: une erreur à ne pas commettre

L’étude a été justement menée pour retrouver, en quelque sorte, cette «notion d’esthétique» perdue. Certains événements historiques engendrent des mutations «sociétales» qui donnent lieu à des formes architecturales spécifiques. Les spécialistes sont arrivés à découper le territoire en «zones» de types d’architectures. «Mais ces styles peuvent s’entremêler dans une même zone. On peut, par exemple, trouver des maisons coloniales dans la médina», explique le chef de projet. Tout ce qui a été hérité de l’histoire de la Tunisie fait partie, selon l’architecte, du patrimoine tunisien, y compris les constructions d’origine coloniale qui ont été introduites par des intervenants extérieurs au pays.

Les spécificités de ce patrimoine sont à préserver, à sauvegarder et, surtout, à faire évoluer. L’historienne et l’architecte encouragent les initiatives engagées par certains pour intégrer ces spécificités dans l’architecture moderne. Le dosage est certes subtil, mais il n’est pas impossible. M. Taleb croit à la stimulation de la créativité architecturale. «Il est hors de question d’imposer aux architectes ou aux maîtres d’œuvre des formes architecturales au titre d’une spécificité. Cette procédure aboutira sûrement à la stérilisation de la création», fait-il observer.

Un architecte bien formé et bien sensibilisé pourrait renforcer le sentiment identitaire de son client. Mais il ne peut assumer à lui seul la responsabilité de la sauvegarde du patrimoine.

Les médias ensuite

La sensibilisation du citoyen est primordiale. Elle passe d’abord par la formation, aussi bien des architectes que du citoyen lui-même, et ensuite par le recours aux médias afin d’encourager les bonnes attitudes. Les médias doivent jouer sur la corde sensible du public pour renforcer le sentiment d’appartenance et éveiller une certaine «jalousie» identitaire. Dans ce sens, Rachid Taleb rappelle l’impact spectaculaire qu’avait produit le feuilleton «Khoutab Al Bab». Mme Binous suggère quant à elle la diffusion en boucle de spots documentaires et éducatifs qui expliqueraient les spécificités culturelles de notre pays.

On propose même de réaliser, à partir de l’étude des spécificités, une sorte de catalogue des bonnes pratiques spécifiques à chaque région et à chaque municipalité, catalogue qui serait mis à la disposition des personnes intéressées. On avance aussi l’idée de placer des plaquettes à caractère commercial à l’entrée des villes et des villages. «Il y a des extensions possibles du travail que nous avons fourni. Mais la balle n’est pas dans notre camp. L’enquête appartient désormais au ministère», observe M. Taleb.

Connaître les spécificités de sa région contribue à réconcilier le citoyen avec son passé. Le traditionnel est souvent compris en opposition avec la modernité. Ce qui amène certains, par mimétisme ou par ignorance, à rejeter ce qui est spécifique pour être  »dans le vent » : «Mais rien n’empêche un Tunisien de porter un costume tout en lui rajoutant des accessoires qui s’inspirent du traditionnel. L’habit est pour l’homme ce que l’architecture est pour le foyer. Il protège et reflète l’image de ce que l’on souhaite avoir de nous-mêmes», précise Rachid Taleb.

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