La révolution et la rupture, rencontre entre Adonis et Tahar Labib, à El Teatro
La Tunisie vit-elle une réelle révolution et a-t-elle pu réaliser la rupture? Autour de ces questions, le poète Adonis et le sociologue Tahar Labib, en compagnie de Sghaïer Awled Hamed, ont animé un débat, vendredi dernier, à l’espace El Teatro. Les démarches d’analyses, différentes pourtant, ont débouché sur un même résultat : sans rupture, il n’y aurait pas eu de révolution. Et cette rupture paraît pour ces deux penseurs «difficile à réaliser».
Elle n’a d’ailleurs pas pu être possible dans la culture arabe, dominée par une voix unique. Pourtant, selon Adonis, derrière l’homogénéité apparente de cette culture, plusieurs ruptures se sont déroulées au cours de l’histoire et qui ont pu faire évoluer la pensée arabe dans plusieurs domaines, poétique avec Abou Nawas, philosophique (le mouvement Tawfiquiya), religieux (l’approche soufie)…
Mais reste que «les arabes ont échoué à établir un système alternatif», précise-t-il. Les «révolutions» n’ont pu réussir qu’à remplacer les dirigeants par des personnes moins corrompues, plus compétentes et moins dangereuses, mais qui s’inscrivent en revanche, dans un même contexte politique, social, économique et culturel.
Définir la révolution tunisienne n’est donc pas aussi évident que cela paraît. Tahar Labib se sent aujourd’hui incapable de pouvoir la définir, «pour la simple raison qu’elle est toujours d’actualité», précise-t-il. La distance est nécessaire pour toute réflexion.
Pour lui, la révolution tunisienne est étonnante par sa spontanéité, sa totalité et son aspect maximaliste. Elle est comme un tsunami qui ravage aussi bien le territoire que les concepts et les théories. Labib se remet en cause, pose de nouvelles questions et cherche de nouvelles réponses… Il propose une relecture de cette «spontanéité du mouvement social» qui plonge ses racines dans l’histoire profonde du pays.
Il met en garde contre le danger des précipitations dans les jugements et les définitions. «La révolution, quand elle réussit, devient modèle, mais quant elle échoue, elle entraîne une catastrophe sociale sans précédent», précise t-il. Il ajoute qu’une révolution pourrait être dévorée par ses enfants comme elle peut aussi dévorer ces derniers.
Labib croit par ailleurs, à un «pessimisme de la raison» qui pourrait être au service d’un «optimisme de la volonté». Pour lui, la révolution tunisienne n’est pas la première révolution dans l’histoire. Mais elle est unique en son genre. Elle a été sans aucun appui politique sur le terrain et elle est survenue dans une période où la pensée révolutionnaire était en régression et où les références politiques s’écroulaient dans le monde arabe…
Labib pose aussi des question sur son acteur historique, sur ces jeunes qui portent en eux une dimension populaire. «Qui est celui qui pense? Et qui sont, ceux qui existent? Qui sont ceux qui pensent et qui est celui qui existe? », s’interroge-t-il.
La force créative forge l’identité
Ce questionnement sur la population tunisienne, en particulier, et arabe en général, a mené les intervenants à s’interroger sur le rôle des élites «dépositaires du sens, dans une révolution de sens» (selon Labib) sur l’identité arabe, sur la démocratie et son application dans un monde islamique…. Qu’est-ce qu’un arabe? Qu’est-ce qu’un musulman? Est-ce une identité qu’on hérite ou une personnalité qu’on forge? «Les musulmans ne lisent pas directement leur livre. Ils se réfèrent à des lectures et à des idéologies…», précise Adonis. Il ajoute encore qu’une démocratie ne pourra pas être créée dans une culture qui refuse de respecter la différence de l’Autre.
D’après lui, chacun vit dans un monde à lui, dans une histoire qui lui est propre… C’est pour cette raison que lorsqu’on veut s’unir pour construire quelque chose, on perd nos moyens. Et c’est le pouvoir le plus important qui récolte tout ce qu’on a semé…
Selon lui, il n’y a que l’énergie créative qui pourrait donner un sens à l’identité d’un peuple. Une révolution ne se limite pas à la destruction de ce qui était établi, mais surtout œuvrer à la construction d’un système alternatif, basé sur la force créative des individus.